Visa pour la
liberté
Elle
avait mis du temps avant de se décider. Que craignait-elle au fond ? Elle
n’en savait rien. Inès est arrivée en France à l’âge de 8 ans. Elle s’est vite
intégrée (voire assimilée pour certains…). Ayant grandi à Paris dans le
quartier du 17e elle n’avait pas subi de remarques racistes malgré
ses yeux frisés couleur ébène et ses yeux noisettes aux cils noircis au khôl.
Ses
études se sont faites sans encombre ou presque dans une école primaire
parisienne puis dans un collège et lycée de banlieue. C’est d’ailleurs au
collège qu’elle a côtoyé des « beurs » pour la première fois.
L’environnement d’Inès dans son quartier parisien était surtout fait de
personnes âgées n’ayant pas connu d’autre pays que la France. Inès ne
comprenait pas pourquoi l’on appelait ces jeunes nés en France
« beurs »…. Son étiquette à elle était « immigrée »… A vrai
dire à l’âge de 18 ans elle ne savait vraiment qui elle était, d’où elle venait
et ce qu’elle faisait là. Sa seule certitude était qu’elle devait vivre là.
Ses
années adolescentes lui ont permis de confronter son expérience à celle des
autres. Ainsi elle a pu écouter ces « beurs » vivant pour certains en
communauté et pour d’autres dans le
rejet de tout ce qui pouvait s’apparenter à leur origine. Inès a palpé ce mal
être de près sans en comprendre le sens. Elle a vu les grands frères de ses
amis lycéens errer en vain dans le quartier car ils ne trouvaient pas de
travail du fait de leur statut d’immigrés… En guise de pièce d’identité, ils
avaient une carte de séjour. Inès ne voulait pas vivre ce même calvaire…
Parcours
pour le visa de la liberté
En
ce jour de novembre 1989, Inès s’est enfin décidée à compléter la demande de
nationalité française par naturalisation. Elle devait maintenant se rendre à la
préfecture. D’après ses informations, seules 10 personnes étaient reçues par
jour et pour être sures d’êtres prises, les demandeurs devaient se présenter
plusieurs heures avant l’ouverture des bureaux à 9h.
Inès
appela un taxi car aucun transport en commun ne circulait à une heure aussi
matinale. En effet, elle s’était décidée à se présenter à la préfecture à 3 h
du matin pour être sure d’avoir un ticket.
Le
chauffeur de taxi qu’elle avait réservé arriva à 2 h 30 devant chez elle. « Bonsoir, où voulez vous aller mademoiselles ? »
« A la préfecture svp «
« Pardonnez mon indiscrétion mais qu’est ce qu’une jeune fille comme vous va faire devant la préfecture à cette heure ci ? »
« Déposer une demander de naturalisation »
Le chauffeur était dubitatif. Il effectua la mission, avec dans les regards qu’il lançait à Inès dans le rétroviseur, des doutes et des interrogations.
Arrivés dans la rue de la préfecture, le chauffeur constata que derrière des balustrades délimitant une allée le long du trottoir de la préfecture, une file d’attente se constituait.
Le chauffeur là encore en bégaya d’étonnement : « Que font ces personnes à cette heure, dans ce froid glacial, devant la préfecture ?? » (NDLR : n’oublions pas que nous sommes en hiver, par un soir de novembre…)
« Ils vont sans doute comme moi déposer un dossier, répondit Inès »
Elle
prit le temps d’expliquer la procédure au chauffeur qui découvrait un autre
monde…
Le chauffeur précisa qu’il n’était que 3 h du matin et que les bureaux n’ouvriraient qu’à 9
h du matin soit dans 6 h. Il s’inquiétait de ce qu’Inès allait
attendre debout dans le froid et dans une rue sombre. Inès le rassura en
lui disant d’ailleurs qu’elle resterait bien là à en échanger avec lui mais
qu’au vu de la file d’attente de 7 personnes, il ne restait que 3 places pour
être parmi les 10 rendez vous du jour. Le chauffeur l’accompagna et, ému par ce qu’il venait de découvrir, il refusa qu’Inès lui paie la course.
Inès était très touchée par cette rencontre et réconfortée malgré la longue attente qui l’attendait…
De la bestialité primaire...
7
personnes devant elle. Le premier était un béninois arrivé à minuit et muni de
deux couvertures. Il était déjà venu à deux reprises mais n’avait pas été pris
d’où son arrivée précoce.
A
mesure que les heures passaient, Inès sentait ses membres s’engourdir et
bientôt elle était comme figée n’arrivant plus à bouger ses doigts….
8 h 30. Plus personne ne parlait. Tout le
monde économisait le peu d’énergie qu’il lui restait pour lutter contre ce
froid glacial. Inès observait cette balustrade derrière laquelle ils s’étaient
tous amassés…. Telles des bêtes pensait-elle… Quel spectacle pitoyable…
8
H 45. Un agent de la préfecture se présenta aux grilles. L’homme de
« minuit » avait eu la bonne idée sans en parler de noter les noms et
prénoms des 10 premières personnes relevés au cours
des échanges entre nous. Inès comprit très vite pourquoi.
A
15 minutes de l’ouverture des bureaux, des personnes arrivèrent et supplièrent
les « 10 premiers » de laisser leur place moyennant pour certains de
l’argent, pour d’autres prétextant une femme ou un enfant malade en se mettant
à genoux….
Après avoir
passé les grilles, elle arriva dans la salle d’attente, après avoir davantage
titubée que marchée du fait de ses membre ankylosés. Inés s’écroula sur la
chaise et s’effondra en larmes… L’attente inhumaine dans le froid sur un
trottoir balisé avait rendu toutes les personnes pires que des bêtes…. Inès
n’avait pas échappé au lot et c’est ce qui la bouleversait le plus….
Inès
entra dans le bureau de la fonctionnaire chargée de la questionner. Inès avait
conscience que chaque réponse comptait pour espérer obtenir la fameuse
nationalité française.
En
vrac les questions étaient : « avez-vous encore de la famille au
pays ? » « Correspondez-vous avec votre famille ? »
« En quelle langue échangez-vous ? » « Vous rendez vous
encore dans votre pays d’origine ; si oui pourquoi ? »
« Comptez-vous y retourner plus tard ? » « Prévoyez-vous de
faire venir de la famille ? ». Les questions suspicieuses mettaient mal à l'aise....
Puis
la fonctionnaire l’incita avec fermeté à changer de prénom et à le franciser.
Sans attendre de réponse, et le sylo à la main elle fit quelques suggestions à
Inès.
Inès
était interloquée…. « Vous me demandez d’abandonnez mon prénom de naissance, qui fait
mon identité pour un prénom choisit dans un bureau en fonction de votre
choix ?? »… Inès se paya le toupet d’ajouter « Accepteriez
vous Madame qu’on vous change votre prénom de façon arbitraire et
brutale ? ». La fonctionnaire lui répondit « Ce
n’est pas obligatoire, mais cela augmente vos chances d’être
naturalisée… ».
Inès
resta sur sa position et se cramponna au peu d’énergie dont elle était encore
pourvue… C'était une question de dignité...
11
h. Enfin à l’air libre après cet entretien d’une heure. La fonctionnaire lui
avait assuré que l’obtention de la nationalité française serait pour « une
fille comme elle » (NDLR : que voulait-elle dire ?) une formalité… Sur le
trottoir arpenté toute la nuit, Inès se retourna et sur le fronton de la
grille ces trois mots « Liberté, Egalité, Fraternité »….
Le
dernier avait manqué à ces immigrés venus comme elle demander d’être accueillis
comme l’un des leurs et qui ont été traités comme des bestiaux. L’égalité, peut
être pour les titulaires de la carte d’identité française se dit elle… (NDLR : un leurre comme elle s’en
apercevra plus tard…). La
liberté …. Le seul hymne, selon elle, à chanter dans toutes les langues….
Inès est repartie de cette préfecture différente de
ce qu’elle était en arrivant…. Un rendez-vous qui restera à jamais gravé dans sa
mémoire…
ZE VENUS ZB, le 18 mai 2013